La Liberté

Durant ce périple, la Liberté était au bout de mon doigt; ici présent quelques passages du livre où je traite brièvement de cette Liberté perçue.


les andes a dedo: Putre

"J'arrive au village en fin d'après-midi, véritable sanctuaire de tranquillité, aux allées fleuries, et majestueusement décoré de son lac aux eaux cristallines. C'est en m'achetant quelques fruits pour le souper que le commerçant me demande pour qui j'avais voté aux présidentielles! Ça y est, le stade ultime est atteint, méconnaissable, incontrôlable, inidentifiable, inarrêtable, inattaquable, indiscernable; et ce cerveau que le temps a fini par vider de son passé d'Européen. En cette fin de journée du 17 décembre 1999, je n'ai plus le sentiment d'être Libre, je suis Libre; je ne suis plus à la recherche d'un niveau d'existence, j'existe, dans la plus humaine simplicité. Le sentiment est troublant, un sentiment d'invincibilité, d'inaltérabilité; à partir de maintenant, plus rien ne peut m'arrêter, j'ai le pouvoir de tout exercer, de tout exhausser, et ce, grâce à mon unique statut d'être humain Libre (reste à savoir si pour en arriver là, Hiroshima était une phase indispensable?). La sensation est étrange, profondément étrange, ce sentiment d'être Libre qui m'envahit brutalement ne peut s'expliquer. Ce n'est peut-être qu'un pur délire personnel, mais j'ai vraiment l'impression de donner à ce terme la véritable définition. La "liberté", c'est ne rien faire, mieux, c'est de ne plus décider de faire. Depuis que je suis sur le continent, je ne décide de plus rien, je ne maîtrise plus rien, mon intervention ne se limite qu'à un geste: je dresse le pouce et l'histoire s'écrit d'elle-même. Plus besoin d'agir, plus besoin de penser, uniquement d'être, de sentir. Je ne me pose plus de question, je ne prends plus de décision, je ne me projette plus, le présent est devenu maître du futur; le monde global est devenu soudainement local (une localité qui n'a cessé de changer et qui ne cessera de changer au fil de mon avancée); le monde temporel parait soudainement dématérialisé. L'espace et le temps ont perdu de leurs dominations, je ne suis plus soumis à leurs emprises, je me suis détaché de ces deux concepts que l'humanité, après tant de labeurs, avait fini par concevoir. Ça y est, le sentiment que j'avais ressenti lors de cette petite semaine en Écosse vient de se dévoiler dans son intégralité. Plus d'interrogation possible, plus de doute possible, je sais que je suis Libre et je sais ce qu'est la Liberté; j'embrasse cette définition dans sa véracité la plus totale. À partir de maintenant, il m'est inutile de chercher, je viens de trouver: je suis Libre, et vivre c'est être Libre.

Me voilà donc Libre, et comme pour confirmer cette soudaine illumination, le coucher de Soleil crache ces derniers rayons sur les eaux turquoise du lac Panguipulli, générant des coloris sensationnels et dévoilant ainsi une oeuvre picturale digne d'être contemplée avec émerveillement. Car c'est ça, aussi, la Liberté: celui de pouvoir perpétuellement s'émerveiller. C'est tranquille, le soir venu, une fois les fruits gobés, que je m'allonge sur un énorme rocher bordant le lac afin de passer ma nuit. Le ciel est brusquement redevenu menaçant, il peut pleuvoir, mais peut importe, car aujourd'hui, vraiment, plus rien n'a d'importance."


"La nuit tombée, on s'installe tous les huit autour de la table de la cuisine à souper un bon potage de légumes. Un peu de maté cocido pour digérer, et Guillermo sort sa guitare pour nous interpréter "Vivir sin Aire" du groupe Mana. Les cordes vibrent harmonieusement, la mélodie résonne son air langoureux, tout le monde chante, sauf moi, ces sublimes paroles comme un message unanime: vivre. Je me demande si l'Europe sait encore ce que signifie ce mot, elle doit être trop vieille et trop meurtrie par son passé pour pouvoir embrasser une telle définition. En tout cas, ce qui est clair, c'est qu'en ce moment, je suis en train de vivre, de vivre pleinement. Alors je laisse l'Europe à ses malheurs et profite de ma Liberté dans sa plus totale globalité, car ici, je suis Libre, vu que vivre c'est être Libre."


les andes a dedo: le Maté

"Je me réveille comme renouvelé, Eduardo ronfle toujours; dehors, comme une prémisse bleutée. Au petit dej', mon logeur m'annonce que ce soir, il va au concert de Manu Chao. Tâtant ma poche pleine de pièces jaunes, je décide d'y aller aussi: rendez-vous 21h30 près de son lieu de travail. Pour ma part, je prends sa bicyclette bleue et file faire une virée en ville: Mendoza est bien plus charmante sous ces cieux. Les coups de pédales m'amènent jusqu'au parc San Martin, où pas mal de complexes sportifs réunissent bon nombre d'athlètes. Une colline située en son centre, près d'un jardin zoologique, permet de contempler la ville jusqu'à son infime étendue. En fin de journée, je me fous sur le net afin de lire mon courrier, le frère Antonio est reparti barouder sur le Continent, notamment en Uruguay. Ma réponse est claire: "il faut impérativement que l'on se revoie... ".

21h00 est très vite là, et je retrouve Eduardo avec l'un de ses amis et l'on file de suite à la salle de concert. La foule est déjà bien présente et la Marijuana projette massivement son aura brumeuse et enivrante, le concert peut commencer. Manu est toujours aussi survolté, il enchaîne son répertoire avec frénésie et se la joue nostalgie avec quelques titres de la Mano. L'ambiance électrique engendre le sautillement de chacun et la musique assourdissante conduit la foule jusqu'à "la proxima estacion: Esperensa". À plusieurs reprises, l'artiste français le plus connu du continent s'amuse à répéter ces trois vers comme un leitmotiv: "La Mochilla, Vino blanco, Marijuana...". Voilà ce que c'est que vivre l'Amérique, le minimum vital, rien de plus, ou même moins. La Liberté à un prix, celui de s'extraire de toute emprise matérielle, et pour embrasser ce continent avec la plus grande véracité, il est nécessaire d'être Libre. Sinon on ne fait que survoler, qu'entrevoir, qu'effleurer, rien qui ne puisse s'apparenter à la vie. Car vivre, c'est être Libre."


"Je retourne à Puente Del Inca où pas mal de cars y sont garés, offrant une petite escale à ces touristes étrangers venus admirer l'édifice naturel. À l'entrée du site, les pompiers sont présents, demandant une collation afin de maintenir leur présence en ce lieu plutôt isolé. Parmi la foule, personne n'ira se baigner, trop pris par le temps sûrement, ou peut-être par l'ignorance, à moins que ce ne soit leur blasement pour les authentiques plaisirs. Ce qui est clair, c'est que j'apprécie mon statut d'être Libre, il m'offre tant de privilèges, tant d'honneur, il me permet d'apprécier les choses dans leur plus simple valeur, des valeurs qui tirent plus de l'humanisme que du civisme. Être Libre, c'est un peu comme retourner à un état originel, primitif; la primitivité engendrant l'émerveillement continuel."


les andes a dedo: Bariloche

"Lundi 29 mai, toujours plantés à la gare de Ledesma, pas de nouvelle du train, mais on attend, excepté Cordoba qui part chercher du travail. Je profite de quelques éclaircies pour visiter les lieux: Ledesma, Libertador General San Martin de son vrai nom, est très grande, et ces rues sont parsemées d'orangers. Non loin d'ici, le parc National de Calilegua attire les visiteurs pour l'admiration d'une faune et d'une flore insolite. Sur la place centrale, hormis quelques groupes d'écoliers, pas mal d'artistes en herbe s'exercent à l'ébauche d'oeuvre picturale. Une institutrice m'interpelle alors: "D'où viens-tu?", et juste après ma réponse, elle s'écrie "Viva la Revoluccion"; c'est aussi ça le pouvoir d'être français. Au camp, nous sommes toujours postés autour du feu, régulièrement alimenté par ces branchages que l'on extrait des alentours, pas de nouvelle du train. San Martin feuillette une revue porno, Tucuman raconte ses bonnes blagues, Uruguay parle toujours du puto, et les deux cloches s'occupent de leur joli chiot. Ici, la donnée temporelle n'existe plus, Chronos n'est plus vénéré, le Temps a cessé de s'écouler. C'est ce qui explique le sentiment de totale Liberté qui s'émane de cette communauté. L'intemporalité engendrant chez l'être humain une façon de vivre et de voir la vie qui n'existe plus dans notre bonne vieille Europe, berceau de toutes les révolutions. Ne plus se soumettre au temps, c'est vivre pleinement, à 100%; se soumettre au temps, c'est vivre indifféremment, à 100 km/h. Ici, on vit pleinement, Librement, car vivre c'est être Libre."


les andes a dedo: Sucre

"Au petit matin, les pigeons roucoulent de plus belle, et leurs battements d'ailes génèrent un véritable tumulte. Je sors précipitamment de cet endroit, et dehors, que vois-je? La neige, il neige, le sol est recouvert d'un infime manteau cotonneux. Mon premier réflexe est alors de regarder mes pieds: on s'en doute, il fait froid, mais l'absence appréciable de vent permet de me sentir plus à l'aise. Je file direct à l'église afin de me maintenir au chaud, et c'est après un petit tour des lieux que je me plante à la sortie de la ville pour stopper. L'apparition du soleil a engendré la disparition des flocons, mais le vent a alors triplé d'intensité. Sur la route, je commence réellement à me les cailler, et je ne peux même pas compter les voitures vu qu'aucune ne passe. Midi arrive, complètement congelé, quasi-désespéré, je me résigne à prendre le bus afin d'effectuer mon dernier tronçon argentin jusqu'à La Quiaca. Après cinq mois et 15000 kilomètres, c'est la première fois que je prends un bus en Argentine, la première et automatiquement la dernière puisque demain, je serai en Bolivie.

Cinq mois, quinze mille kilomètres, tel fut mon périple argentin. Magnifique, sublime, ce pays est véritablement fantastique. J'oublie très vite toutes ses heures interminables passées à attendre sur le bord des routes, j'oublie toute cette haine impulsive que j'ai pu dégager envers cette population. J'oublie tout, toutes ces insignifiances pour ne garder que l'essentiel, et que me dit l'essentiel: MEMORABLE. L'Argentine fut mémorable, et demain je l'aurai quittée. L'Argentine fut divine, et demain je ne la côtoierai plus. L'Argentine fut spectaculaire, et demain je ne la verrai plus. L'Argentine fut mon amour et demain je ne l'embrasserai plus. L'Argentine fut et demain je ne serai plus. Dans le bus, je reste rêveur, je repense à ces cinq mois, à tous ces amis croisés, à toutes ces rencontres effectuées, à tous ces moments vécus. Je pense, je médite, je pleure. Je me souviens encore lorsque j'avais quitté le Chili que je ne pensais plus revoir, au niveau de Puerto Natales, je ressentais la même impression, le même chagrin. À croire que l'on finit toujours par s'éprendre de la patrie qui soutient nos pas. Dans le bus, mon esprit se dénude, je ne distingue même plus ce décor tamisé à l'uniforme apparence, je repense, nostalgique, je repense à cette vie vécue, à cette Liberté côtoyée, à cette vie d'être Libre. Décidément, vivre c'est être Libre."


les andes a dedo: Los Molinos

"Le réveil est identique qu'à celui d'hier, et l'heure est la même. Après le petit dej, je réfléchis sur la manière de quitter Tupiza. Je tâte le train, la roue de secours, mais il n'y a plus de place en classe populaire. L'auto-stop me fait peur, surtout si au finale il faut que je paie le chauffeur. Je me résigne à prendre le bus: départ à 11h30, direction Uyuni. Le temps de manger quelques sandwichs à la banane et j'embarque. La zone traversée est continuellement désertique, suivant la vallée, les reliefs restent toujours très saisissants, la route est longue. En fin d'après-midi, on fait escale à Atocha: sublime petite ville encastrée dans un versant montagneux aux teintes rubicondes; en face la couleur vire au vert: fantastique. On reprend la route, le crépuscule s'affirme, la nuit s'impose, le firmament se révèle. Mais je vis tout ça depuis l'intérieur d'un bus, ce n'est même plus appréciable, ce n'est même plus beau. Je repense alors à l'Argentine, au Chili, à ces longs déplacements en stop, à l'air environnant, en contact avec la nature, dans ce statut d'être Libre que j'avais fini par acquérir. Là, plus rien n'est pareil, je suis confiné sur une banquette arrière, les hublots sont poussiéreux, je suis serré, j'ai l'impression d'avoir perdu ma Liberté. Le trip s'efface, la nostalgie revient, j'ai l'impression d'être devenu un simple voyageur, à la banalité déconcertante. Le trip s'efface, l'histoire semble s'arrêter, le flou m'envahit."


"On se lève à tour de rôle, pour ma part, c'est après 7h00; dehors, c'est pluie diluvienne. Je me scotche dans le bar à prendre un petit déjeuner, je prolonge la lecture, abandonne les dessins. 12h00, il pleut toujours aussi intensément, j'absorbe un café, je termine le bouquin, je gobe un peu de pain. 14h00, comme une accalmie, je file dehors, quitte la ville pour le Nord et me stoppe à stopper. Le débit routier n'est pas transcendant, les conclusions encore moins. Le jour s’éclipse, je suis toujours planté comme un con, c'est étrange, mais je n'y crois plus, surtout qu'il se remet à pleuvoir. Je retourne en ville, tout se chamboule dans mon cerveau, mais tout devient limpide après cette décision: demain je quitte l'Équateur et retourne au Pérou. La liberté, c'est ne plus prendre de décision, mais avec cette Amazone de rêve, je ne cesse d'en prendre, et celle de ne pas monter jusqu'au parallèle Zéro est véritablement de trop. Mais tant pis, les dés sont jetés sachons faire preuve de volonté: j'accepte de ne plus être Libre pour Toi, fleuve Amazone."


les andes a dedo: Santiago

"Il est 5h30 quand je me lève, quatre heures et demie de réflexion, c'est suffisant pour prendre la bonne décision: je me casse, je retourne en Europe, je retourne en France. À partir de maintenant, je ne suis plus un être humain Libre, je suis redevenu quelqu'un de banal, le vagabondage est terminé, même si je suis toujours ici. Je ne sais pas combien de temps je vais encore rester sur le continent, mais Lima sera ma ville de départ."


"Durant tout ce temps où j'ai vagabondé, tout ce temps où j'ai flâné, à toutes les nuits, je rêvais. Il suffisait que je m'assoupisse cinq petites minutes dans n'importe quel coin de la Cordillère et je rêvais. Tout le monde y est passé, ma famille, mes amis, mes rencontres, des personnes inconnues, des personnalités, des êtres disparus, tout le monde. À tout endormissement se faisait un rêve, à toute nuit passée se faisait un rêve, et à tout réveil, je me les remémorais. Celui que je viens d'effectuer est sûrement le dernier jusqu'à un prochain départ, car en France je ne rêve pas. Je ne sais pas pourquoi, peut-être parce que l'air est trop pollué, peut-être parce que le ciel n'est pas assez étoilé, ou peut-être parce que là-bas je ne suis pas Libre. Je ne le sais pas, mais en tout cas, ici, sur cette Cordillère, toutes les nuits j'ai rêvé. Je ne me rappelle plus de leur contenu, mais je sais qu'ils étaient; je ne me rappelle plus de leur contenu, mais de celui-là, si, je m'en rappelle. Et j'aime à me rappeler de ce rêve, de ce dernier rêve.

Je trouve qu'il clôt parfaitement bien mon récit, qu'il le conclut à merveille. Ce dernier rêve me permet de terminer l'histoire sur une certitude, la certitude d'avoir vécu comme un être humain Libre, d'avoir été Libre, d'avoir embrassé cette liberté avec la plus grande vigueur. Ce dernier rêve clôture une partie de mon existence, une partie courte, soit, mais tellement riche, une richesse incommensurable à l'échelle de cette liberté que j'ai côtoyée. Ce dernier rêve m'affirme que tout ce que j'ai vécu, je l'ai vécu avec la plus grande passion, que cette courte vie que je viens de mener, c'était la vie telle qu'elle doit se vivre. Ce dernier rêve me dévoile une définition, il me définit, dans une élégante simplicité, que finalement vivre, c'est être Libre."